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Turlututu chapeau pointu
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16 février 2005

Céline

- Vanessa ?
Je relève la tête de mon dossier et je plante mes yeux interrogateurs dans ceux de mon chef. Debout devant moi, il se dandine. Il se frotte le crâne, repousse de l'index ses lunettes qui glissent et finit par m'annoncer qu'il a accepté qu'une étudiante en dernière année de droit vienne accomplir un stage de 90 heures sous sa direction.
- Comme moi il y a trois ans ou peut-être quatre... le temps passe si vite !
- Oui comme toi...
Saisissant la perche que je viens de lui tendre, il m'explique que vu mon jeune âge (tout est relatif), ma toute nouvelle expérience professionnelle, mes questions et mes doutes, je suis la plus apte à m'occuper de l'étudiante durant son séjour entre nos murs.
- Pour le moment, je suis débordé, ajoute-t-il, mais en cas de problème, je suis bien entendu là !
Assis à moins d'un mètre de moi, il n'est effectivement jamais bien loin.

Et c'est ainsi qu'un mardi matin, on a frappé à la porte du bureau. J'ai lancé un "ouiiiiii" tonitruant en raison des portes capitonnées qu'il faut que la voix franchisse. Aucune réaction. Bougonnant, je me suis levée et j'ai slalomé entre les dossiers pour aller ouvrir la porte. Personne. Intriguée, j'ai lancé un coup d'oeil à gauche et puis à droite dans l'espoir d'harponner et d'apostropher un dos qui s'en irait. Personne.
- C'est quand même incroyable, en plus d'être sourds, ils sont rapides ! maugréais-je
- Hum ? a alors fait une petite voix fluette s'élevant du sol sous mes pieds.
Surprise, j'ai baissé la tête. C'est à ce moment que je l'ai aperçue qui me regardait de ses grands yeux bruns. Minuscule, recroquevillée sur elle-même, à peine plus grosse que mon petit doigt, elle se tenait là devant moi depuis deux bonnes minutes, tentant d'attirer mon attention. Je me suis sentie géante tout d'un coup !
- Je suis Céline, l'étudiante... m'a-t-elle annoncé tandis que je la faisais entrer dans notre capharnaüm en prenant bien soin de lui dégager le passage, craignant qu'elle ne se brise un bras ou une jambe. Une minuscule petite poupée, fragile et délicate. J'ai fermé la fenêtre que j'avais entr'ouverte dans le but de chasser l'odeur de la pipe que le chef du Goulag s'évertue à fumer en ma présence, de peur qu'un coup de vent ne la fasse s'envoler.

Je l'ai installée à la table en face de mon propre bureau sur lequel j'avais déjà déposé une vingtaine de dossiers sélectionnés spécialement pour elle. Rien de bien compliqué pour commencer. Je lui ai expliqué en deux mots ce que j'attendais d'elle : lire, résumer et suggérer des pistes pour traiter chaque cas que je lui soumettais. Elle a replacé une mèche de cheveux colorés derrière son oreille et m'a dit qu'elle n'avait rien pris avec elle pour travailler. Etonnée, j'ai jeté un coup d'oeil à l'immense sac qu'elle trimballait avec elle me demandant si réellement ce dernier ne contenait aucun plumier ni bloc de feuilles. Souriante, je lui ai fourni un bic bleu et deux feuilles de brouillon. Soupirant, je me suis rassise devant mon ordinateur.

Ca ne faisait pas deux minutes que je m'étais remise à tapoter sur mon clavier que j'ai senti qu'elle m'observait, qu'elle me dévisageait et que si elle avait pu, elle m'aurait dépecé pour m'examiner sous toutes les coutures. Tentant de faire abstraction de cette paire d'yeux rivée à moi, j'ai continué mon travail. Au bout de 5 minutes, n'y tenant plus, j'ai tourné la tête vers elle. Les coudes posés sur la table, la tête dans une main, mâchonnant le bic que je venais de lui donner, elle s'est exclamé : "extraordinaire ! tu as senti que je te regardais !". Un mort dans sa tombe l'aurait senti !
- Un problème ?
- Aucun, me répondit-elle avant de replonger dans le dossier qu'elle avait fait l'effort d'ouvrir.

Haussant un sourcil, je me mis à relire mon texte sur l'ordinateur. J'étais à peine à nouveau concentrée sur ma tâche, qu'elle se remanifesta :
- Qu'est-ce que tu faiiiiiiiiiiis ?
- Eh bien euh... je rédige  un courrier...
- Je peux regarder ?a-t-elle fait en bondissant de sa chaise pour venir s'installer dans mon dos
- Euh...
- Vas-y ! Travaille ! je te regarde !

Depuis lors, elle décortique et commente tout ce que je fais... même le contenu de mon assiette a droit à ses commentaires éclairés. Quoi que je fasse, je sens son regard sur ma nuque si je lui tourne le dos ou sur mon front si je lui fais face. La petite phrase "tu fais quoiiii ?" me hérisse le poil. Impossible désormais de surfer en paix sur internet lorsque je décide de m'octroyer dix minutes de pause. Où que j'aille, elle me suit comme un petit toutou ! La première fois, j'ai failli crier... je ne l'avais pas vue qui m'avait suivie jusqu'à la photocopieuse alors que mon "je reviens tout de suite" résonnait encore dans l'air. Pendue et accrochée à mes basques plus fermement qu'un chewing-gum qui aurait fait un séjour prolongé dans un pot de glu, je suis obligée de prétexter des petits besoins urgents pour échapper à sa surveillance !

J'en viens à me demander s'il ne s'agit pas d'une nouvelle forme d'évaluation de la résistance au stress, inventée par le persécuteur chef du Goulag !

Encore 50 heures à tenir bon ! Soupirs...

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